RICHESSE ET PATRIMOINE MAROCAINS

« Jouj dqaïq » : la notion du temps chez les Marocains

23/11/2025

Quand un Marocain vous dit : « jouj dqaïq » (deux minutes), il ne vous donne pas une information chronométrique. Il vous envoie surtout un message rassurant : « je ne vais pas tarder, sois tranquille ».
Au Maroc, le temps n’est pas seulement une affaire d’horloge : c’est une ambiance, un lien, une disponibilité aux autres.

Cet article propose un petit voyage dans la notion du temps chez les Marocains, entre cafés, hammam, souks et ruelles de quartier, en s’appuyant sur quelques travaux en anthropologie.

Des cultures « time is money » aux cultures « on a le temps »

Les anthropologues comme Edward T. Hall distinguent souvent deux grands rapports au temps :

  • les cultures monochrones (on fait une chose après l’autre, on respecte strictement les horaires, le temps est découpé et « rentabilisé ») ;
  • les cultures polychrones (on fait plusieurs choses à la fois, on donne la priorité aux relations plutôt qu’à l’horloge).

Les sociétés d’Europe du Nord ou d’Amérique du Nord sont généralement monochrones : les rendez-vous, les délais, la ponctualité sont sacrés.
À l’inverse, beaucoup de sociétés arabes, africaines et méditerranéennes, dont le Maroc, sont décrites comme polychrones : on accepte la flexibilité, on mélange les activités, on s’autorise le retard si une rencontre importante se prolonge.

C’est ce qui explique ces scènes typiquement marocaines :

  • rester toute une après-midi au café,
  • passer des heures au hammam,
  • flâner au souk sans urgence,
  • attendre dans une administration en discutant avec les autres sans se mettre en colère.

Le temps n’est pas « perdu » si on le passe à parler, observer, rire ou simplement être là.

Le vocabulaire du temps en darija : plus émotionnel que mathématique

En darija, beaucoup d’expressions sur le temps sont imprécises volontairement, parce que l’essentiel n’est pas le nombre de minutes, mais l’intention.

Quelques exemples :

  • « Jouj dqaïq » : peut être 2 minutes… ou 20, ou plus. Le message est : « je suis en route, ce n’est pas pour dans longtemps ».
  • « Daba » : littéralement « maintenant », mais dans la pratique ça peut être dans quelques instants.
  • « Daba daba » : là, on insiste un peu plus, c’est vraiment très proche.
  • « Ghir chwya » : « juste un peu », mais sans précision.
  • « Sa3a sa3tayn » : une heure, deux heures… bref, on a le temps.

Ce flou n’est pas de la mauvaise volonté. C’est une façon de laisser respirer la relation : on ne se met pas la pression, on ne s’enferme pas dans un contrat d’horloge.

Cafés, hammam, souk : les grandes scènes du temps marocain

Le café : bureau, salon et balcon sur la ville

Au Maroc, le café n’est pas seulement un lieu où l’on commande un nous-nous ou un thé à la menthe. C’est une vraie institution sociale. Des travaux sur la café-culture marocaine montrent que les cafés sont des espaces de sociabilité, de débats, d’observation et même de vie politique informelle.

On y passe des heures à :

  • regarder les passants (tberguig à ciel ouvert),
  • commenter l’actualité,
  • suivre les matchs de football,
  • refaire le monde avec les amis.

Entre deux cafés, il y a… un autre café, comme le dit avec humour une expression souvent associée au Maroc.

Le hammam : se laver, mais surtout se retrouver

Le hammam fait partie de ces lieux où le temps semble se dilater avec la vapeur. On y reste parfois des heures : lavage, gommage, soins, mais aussi discussions, confidences et rires.Des études sur le rôle du hammam au Maroc montrent qu’il sert de lieu de socialisation, surtout pour les femmes : on s’y retrouve entre voisines, parentes, amies, on échange des nouvelles, des conseils, des récits de vie.

C’est un temps à part, hors de la course quotidienne, où le corps se détend et la parole se libère.

Le souk : marché, théâtre et réseau social

Le souk est bien plus qu’un marché. Les anthropologues le décrivent comme un système de relations sociales où se tissent des liens, des alliances, des informations, en plus des transactions économiques.

Au souk, on ne fait pas « vite ses courses ». On :

  • salue les commerçants,
  • négocie en plaisantant,
  • prend des nouvelles de la famille,
  • s’arrête pour un thé ou un jus d’orange.

Là encore, l’important n’est pas de « gagner du temps », mais de passer du temps ensemble.

La ruelle comme observatoire : l’art du tberguig

Vous évoquez très bien ces hommes (et parfois ces femmes) qui restent au bout d’une ruelle dans la medina, assis sur une marche ou contre un mur, à discuter et observer.

On appelle ça le tberguig : une sorte d’« espionnage » bon enfant, où l’on surveille qui entre, qui sort, qui est passé en voiture, qui a changé de voiture, qui a reçu une visite.

Ce n’est pas seulement de la curiosité. C’est aussi une façon de :

  • maintenir la cohésion du quartier,
  • veiller sur les enfants qui jouent dans la rue,
  • détecter les problèmes (disputes, tensions, situations anormales),
  • nourrir ce grand réseau d’informations informelles qui fait la vie sociale marocaine.

Là encore, on « tue le temps » en apparence, mais on entretient le partage et le lien social.

Les rencontres de quartier : une vraie thérapie populaire

Dans beaucoup de quartiers, la rencontre ne se réduit pas à un rapide « salam, labas ? ».
Elle peut devenir une véritable petite thérapie collective :

  • on raconte ses soucis de travail,
  • on évoque des conflits familiaux,
  • on cherche des conseils pour un enfant, un mariage, une maladie,
  • on analyse les problèmes du quartier.

Très vite, cette discussion peut se prolonger autour d’un verre de thé chez l’un ou l’autre. L’hospitalité marocaine transforme une rencontre fortuite en séance de soutien psychologique communautaire, gratuite et spontanée.

Le temps consacré à écouter l’autre est vu comme un devoir moral, pas comme une perte de productivité.

« Les Marocains ne sont jamais pressés »… vraiment ?

On entend souvent que « les Marocains ne sont jamais pressés ». En réalité, c’est plus nuancé :

  • Dans le monde du travail, surtout dans les grandes villes et les secteurs en contact avec l’international, la ponctualité devient importante, les deadlines se durcissent.
  • Dans la vie quotidienne, surtout dans les quartiers populaires, les douars et les petites villes, la logique relationnelle reste dominante.

La fameuse expression « Inshallah » peut être ressentie par les étrangers comme une fuite ou un refus de s’engager sur une date précise. Mais elle traduit aussi une philosophie : l’avenir n’appartient pas totalement à l’homme, les choses se feront si Dieu le veut, et il faut accepter une part d’imprévisible.

« Rkhaha lah », dans la mentalité marocaine, c’est une manière de dire qu’il faut prendre les choses à la légère et ne pas se rendre malade pour des détails. C’est cette attitude qui invite à relativiser les problèmes, à sourire même quand ça ne va pas parfaitement, et à se rappeler que la vie est plus grande qu’un retard, un papier administratif ou un petit souci du quotidien. Derrière cette expression, il y a toute une philosophie : détends-toi, fais ton mieux, et le reste viendra, inshallah.

Quand les cultures se rencontrent : malentendus et richesses

Cette différence de rapport au temps crée parfois des malentendus :

  • L’Européen ou le Nord-Américain, habitué au « time is money », se sent frustré par les retards, l’absence de réponses rapides, les « jouj dqaïq » qui durent.
  • Le Marocain, lui, peut trouver ces cultures trop rigides, froides, obsédées par la rentabilité au détriment de la relation humaine.

Pourtant, ces deux visions du temps ont chacune leurs forces :

  • la rigueur temporelle permet l’efficacité, la fiabilité, l’organisation ;
  • la souplesse marocaine protège l’humain, l’écoute, le collectif.

L’enjeu, pour le Maroc contemporain, est sans doute de trouver un équilibre : respecter les engagements quand il le faut, sans perdre cette capacité précieuse à s’arrêter pour un thé, un sourire, une conversation de ruelle.

Au Maroc, le temps appartient à ceux qui savent le partager

Dire que les Marocains « refusent d’entrer dans l’engrenage du temps », c’est une belle image. Ils refusent surtout de laisser l’horloge décider de tout.
Entre un rendez-vous à l’administration qui dure des heures, une après-midi entière passée au café, un après midi au hammam ou une longue discussion au coin de la rue, le temps marocain se dilate pour laisser place à l’humain.

La prochaine fois qu’un Marocain vous dira :

« Jouj dqaïq, ana jay. » : dans deux minutes, je reviens.

…ne sortez pas votre chronomètre.
Profitez-en pour regarder autour de vous, parler avec quelqu’un, ou simplement savourer le moment.
Au Maroc, le temps se mesure moins en minutes qu’en verres de thé, en histoires partagées et en rires échangés.

Auteur
Photo de profil du docteur Zahra Boughroudi

Zahra Boughroudi

Docteure en langues et communication et titulaire d'un master en tourisme et communication. J’ai eu l’occasion de développer l’expertise dans le domaine de la communication touristique. J’ai mené des recherches en ingénierie touristique et en développement du tourisme culturel.